Chapitre #1 | L’enseignement supérieur, terreau des violences sexistes et sexuelles ?

« Je ne connais pas une seule personne qui viole ou agresse une seule fois. Quand ils violent, ils violent plusieurs fois. »
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« Je ne connais pas une seule personne qui viole ou agresse une seule fois. Quand ils violent, ils violent plusieurs fois. »

Si Sandrine Rousseau est aussi catégorique, c’est parce qu’elle sait de quoi elle parle. Ancienne porte-parole d’Europe Écologie Les Verts, elle s’écarte de la politique en 2017 et fonde l’association d’entraide de victimes de violences sexuelles Parler. Pourquoi ? L’année précédente, elle fait partie des accusatrices dans l’affaire Denis Baupin. Malgré une sortie du silence de 14 femmes sur des témoignages s’étalant de 1988 à 2014, l’affaire est classée sans suite. Les violences sexistes et sexuelles sont bel et bien présentes en France. Enquête dans les vices de notre société, à travers un prisme bien particulier : l’enseignement supérieur.

Mais avant, petit tour d’horizon du climat dans lequel vivent les victimes d’agressions sexuelles et de violences sexistes. La parole se libère depuis l’explosion du mouvement #MeToo en 2017, mais le chemin à parcourir reste long. Après tout, à l’heure où nous écrivons ces lignes, il est possible d’être Ministre de l’Intérieur et faire l’objet d’une enquête pour viol, harcèlement sexuel et abus de confiance. 

99% des femmes disent avoir fait face à un acte sexiste dans leur vie.

Étude #MoiJeune réalisée par OpinionWay pour 20Minutes en 2019

Selon une étude réalisée dans plusieurs écoles d’ingénieurs par Coline Briquet, spécialiste en études de genre et adjointe au Dean à l’IESEG, 63% des étudiantes ont déclaré avoir subi ou avoir été témoin de violences sexistes ou sexuelles. Du côté des facultés de médecine d’Île-de-France, même constat réalisé par deux doctorantes, Line Zou Al Guyna et Malyza Mohamed Ali : 60% des étudiantes affirment avoir été victimes de violences sexuelles. Dans les deux dernières études, 10% des répondantes ont même enduré une agression sexuelle. Un chiffre corroboré par le récent rapport de l’Observatoire Étudiant des Violences Sexuelles et Sexistes dans l’Enseignement Supérieur, qui a recueilli plus de 10 000 réponses. 

Si le sexisme et les violences sexuelles sont présents dans toutes les strates de la société, pourquoi se concentrer sur l’enseignement supérieur ? Premièrement, les changements qui s’effectuent dans une société dépendent surtout de ses futurs habitants. Et ces citoyens de demain se trouvent pour la plupart en études supérieures, faisant de ce milieu un microcosme de notre société. Mais un autre facteur est primordial : c’est une période pivot dans le développement du cerveau. Selon la Dr. Tiphaine Séguret, psychiatre à l’URSAVS (Unité Régionale de Soins aux Auteurs de Violence Sexuelle) à Lille, « le cerveau n’est mature qu’à 25 ans. » Jusqu’à cet âge, les notions de bien et de mal, le rapport aux autres, les comportements et interactions sociales… Tout est modulable, rien n’est ancré.

« Si on n’éduque pas les leaders de demain sur ces thématiques, dès qu’ils vont se retrouver chefs d’entreprise, ça se gangrène, ça n’est jamais puni et ça continue sur des générations. »

Iris Maréchal, étudiante en double-master à Sciences Po et HEC et présidente de l’Observatoire Étudiant des Violences Sexuelles et Sexistes dans l’Enseignement Supérieur.

Quelles solutions ? 

« Je pense qu’il y a vraiment une révolution qui s’est faite, on dit les choses, on les dénonce, on accepte la transparence », estime Viviane de Beaufort, professeure à l’ESSEC et engagée pour la promotion de la mixité. Auparavant tabou, le sujet des violences sexistes et sexuelles dans l’enseignement supérieur est au centre de la conversation depuis le mouvement #MeToo.

Depuis 2011, la CPED (Conférence Permanente des chargé·e·s de missions Egalité et Diversité) agit dans les établissements pour sensibiliser à cette problématique. Car, bien souvent, les étudiants ne savent pas analyser une situation de harcèlement ou ne sont pas conscients des ressources à leur disposition au sein même de leur établissement. Selon le rapport de l’Observatoire Étudiant, 1 étudiant sur 5 ne fait pas la différence entre une agression sexuelle et le harcèlement sexuel. 

Aujourd’hui présente dans 62 universités et 29 grandes écoles, la CPED anime plusieurs ateliers et met en place un dispositif d’accueil, d’écoute et d’accompagnement des victimes de violences. Elle organise également pour les associations et bureaux étudiants des formations obligatoires à la lutte contre ces violences.

« Au bout d’un an j’ai des signalements tous les jours, alors qu’avant j’en avais seulement un ou deux par an »

Sandrine Rousseau, présidente de la CPED et élue à l’université de Lille.

Viviane de Beaufort, elle, a obtenu carte blanche de la part de l’ESSEC pour mettre en place un processus d’alerte en cas de violences sexistes et sexuelles, non sans quelques difficultés. Le témoignage de plusieurs étudiantes a révélé des faits graves s’étant déroulés au sein de l’école. Après avoir mené son enquête, elle a compris que ces confessions n’étaient pas de simples cas isolés mais des faits récurrents et imprégnés dans la culture universitaire. Mais elle s’est retrouvée confrontée à la loi du silence, à la peur des étudiants de dénoncer leurs camarades, d’être pris à partie ou l’ignorance de l’existence de moyens au sein de l’école pouvant les aider.

Sa méthode consiste à responsabiliser chaque personne et en faire des lanceurs d’alerte pour que les informations lui remontent. Notamment dans les résidences étudiantes où elle ne peut compter que sur plusieurs étudiants délégués : ses yeux et ses oreilles sur le terrain. Une fois qu’un cas est avéré, elle convoque un entretien et préconise une sanction à appliquer. En deux ans d’activité, 19 cas ont été traités dont deux viols. Pour ces derniers, pas de prévention mais une transmission immédiate à la direction de l’école et à la police. Pour l’accompagnement des victimes, une permanence psychologique a été instaurée dans l’école.

Les soirées étudiantes, où l’alcool se mélange souvent  à d’autres substances, peuvent être le moment propice pour un prédateur de passer à l’acte. Pour prévenir le pire, plusieurs écoles et universités ont formé et instauré la présence de référents de violences sexuelles, par exemple à l’université de Lille où ils sont identifiables grâce à un tour de cou. Ils peuvent ainsi repérer des situations problématiques et intervenir. Mais leur présence n’est pas du goût de tout le monde.

« Nous avons eu des cas où les référents ont été drogués pendant la soirée pour qu’ils ne sévissent pas. On a dû acheter des couvercles pour leurs verres »

Sandrine Rousseau

Quels agresseurs pour quelles victimes ?

« Quand on regarde la totalité des auteurs de violences sexuelles, cela concerne tous les milieux sociaux, tous les âges et, quand il y en a, des troubles psychiatriques très différents ». Pour la Dr. Tiphaine Séguret, il est extrêmement compliqué de définir un profil type pour les agresseurs.

Cependant, il est possible de déterminer un point commun entre les responsables de ces actes. Pour la majorité des cas, ils profitent d’une position de force vis-à-vis des victimes. Les agresseurs réalisent un immense travail de stratégie pour continuer leurs agissements en toute impunité. Président du BDE, professeur le plus prestigieux de l’école ou bien militant de la lutte contre le harcèlement sexuel, ils savent se rendre insoupçonnables. Ils jouent de leur réputation pour discréditer les témoignages des victimes. Ce phénomène se caractérise sous la culture du viol, où la pression est portée sur la victime pour diminuer la responsabilité de l’agresseur.

Pour Sandy Beky, créatrice de HeHop, les agresseurs ne sont pas nombreux mais ils récidivent. « Sur les campus, ce sont 6% des étudiants qui commettent 94% des violences sexuelles. Les prédateurs sont une minorité qui réalise la majorité des méfaits et certains sont connus. » 

Dans 80% des cas d’agressions sexuelles sur les campus, les victimes sont sous l’emprise de drogue ou d’alcool. L’agresseur utilise alors l’alcool comme une arme pour affaiblir la victime. « La cible est souvent dans un état d’ébriété pour qu’elle ne puisse pas se défendre. Elle est également dans un état de confiance avant l’agression. Le cliché du mec dans un buisson, un inconnu masqué qui saute sur quelqu’un pour violer, statistiquement c’est 0,5% des agressions sexuelles. Dans plus de 90% des cas, c’est quelqu’un que l’on connaît » déclare la juriste et psychologue Isabelle Henkens.

Selon Isabelle Henkens, les agresseurs ont une stratégie bien précise : s’axer sur trois catégories de victimes. La fille “belle et sexy”, qui sort avec beaucoup de garçons, qui serait donc toujours consentante. La fille qui ne correspond pas aux standards de beauté, car pourquoi violer une fille “pas jolie” ? Et puis il y a les nouvelles venues, les étudiantes Erasmus qui ne connaissent encore personne. Vulnérables, elles ne peuvent pas faire entendre leur voix.

Il existe également des agressions homosexuelles entre garçons. Ces pratiques se déroulent souvent dans le cadre de bizutages, dans les grosses sorties scolaires ou bien dans les clubs sportifs. « Les garçons en parlent moins que les filles, car cela met en jeu leur virilité. Ils ont peur du rejet, encore à cause de la culture du viol » détaille Isabelle.

Chaque violence sexuelle cause des séquelles qui se manifestent sur le court et le long terme :

« La violence sexuelle est une des violences la plus traumatogène. L’une des plus susceptibles de causer des traumatismes psychiques et physiques. »

Dr. Tiphaine Séguret.

Le CLASCHES (Collectif De Lutte Anti-Sexiste Contre Le Harcèlement Sexuel Dans L’Enseignement Supérieur) relève dans son livret quatre principaux aspects touchés par les violences sexuelles : la santé, les relations sociales, les études et la carrière professionnelle.

Tout d’abord, des conséquences psychologiques comme l’insomnie, le stress, la dépression ou bien des flashbacks extrêmement éprouvants du viol détériorent la santé de la victime. 80% des troubles de stress post-traumatiques ont été recensés en cas de viol. Des troubles physiques chroniques importants comme des maux de ventre ou des infections se manifestent aussi.

Les relations sociales des victimes sont alors impactées. Pour se protéger des agresseurs, la victime s’isole de ses proches. Cela peut fortement entacher la réussite scolaire et provoquer l’abandon des études. L’effet papillon affecte ensuite la carrière et les ambitions professionnelles de la victime. C’est le cas de Nathalie, 20 ans, qui a arrêté son CAP pâtisserie après les attouchements d’un de ses professeurs : « Un jour je n’en pouvais tellement plus que je me suis défenestrée de 2 étages : je m’en suis sortie avec une quarantaine de points au visage, le nez fracturé, mâchoire ouverte, dents cassées, des contusions et bleus, et une grande difficulté à marcher. » Elle est depuis reconnue jeune travailleuse handicapée avec dépression sévère et bipolarité. 

« Il y a ce fameux état de sidération, qui correspond au moment où la partie frontale de notre cerveau, la plus sophistiquée, n’est pas irriguée. » Isabelle Henkens. Comme le montre cette explication de Michel Cymes, pendant un viol, le cerveau de la victime provoque un état de choc où l’agressée se retrouve comme spectateur de la situation. Ce phénomène provoque alors des dégâts irréparables. 

Trop peu de sanctions et de condamnations

Plusieurs procédures existent pour punir un auteur de violences sexistes et sexuelles dans le cadre des études supérieures. Mais il faut savoir que dans n’importe quel cas, les procédures peuvent être longues, désagréables et parfois sans issues.

Deux choix s’offrent à la victime si elle souhaite signaler ce qui lui est arrivé et punir son agresseur. La première est d’en parler à l’établissement : à un référent égalité, à une cellule d’écoute, une infirmière scolaire ou à un encadrant (professeurs, chercheurs, membres de la direction…) qui pourra l’orienter et l’aider. La seconde est de porter plainte à la police ou à la gendarmerie.

Les poursuites pénales (justice) et les poursuites disciplinaires (école) sont indépendantes : il n’y a donc pas besoin qu’une plainte soit déposée pour qu’une procédure disciplinaire soit enclenchée.

Dans le cas d’un établissement public, des sanctions disciplinaires peuvent être prises contre l’agresseur. Tout dépend du type d’établissement (grande école, université…) et du statut de l’agresseur (étudiant, enseignant, chercheur…)

Elles peuvent exclure l’étudiant brièvement, comme indéfiniment, voire l’exclure totalement du système universitaire public français. En ce qui concerne le personnel encadrant, le Ministère du Travail prévoit que le harcèlement sexuel soit sanctionné « d’une peine de 2 ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende, majorée en cas de circonstances aggravantes, par exemple, si les faits sont commis par une personne qui abuse de l’autorité que lui confèrent ses fonctions. » S’il est commis par un salarié, celui-ci sera, en outre, passible d’une sanction disciplinaire prise par l’employeur.

 “Lorsque les faits sont graves, et que l’établissement en a connaissance, il doit le signaler au procureur de la République sans que la victime ait fait ce choix. ”

Rozenn Texier-Picard, ancienne présidente de la CPED, chercheuse à l’ENS Rennes et formatrice sur les thématiques d’égalité femmes-hommes, discrimination et harcèlement.

Pour porter plainte au pénal, il faut s’adresser à un commissariat ou à une gendarmerie. Une plainte ne peut pas être refusée. Pour ce faire, il faut le plus de preuves possibles : témoignage, sms, mails, enregistrement de conversations même à l’insu de l’auteur… La plainte sera transmise au procureur de la République. L’outrage sexiste est puni par la loi d’une amende de 750 €. S’il est commis par une personne qui abuse de ses fonctions, il est puni de 1 500 € d’amende, de même que s’il est commis par plusieurs personnes (auteurs ou complices)  ou sur une personne vulnérable (âge, maladie, précarité sociale ou économique…). En ce qui concerne le harcèlement sexuel, il est puni de 2 ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende, majorée en cas de circonstances aggravantes.

Malgré ces procédures, un élément fait souvent défaut quand  il y a plainte : les preuves tangibles.

« Une plainte pour agression sexuelle, si elle n’est pas déposée dans la semaine, ce n’est pas considéré comme une urgence et la procédure peut prendre trois à quatre ans. Sans preuves, témoins, sms, examens médicaux qui attestent d’une agression, les chances de réussite d’une poursuite sont faibles » selon Iris Maréchal. 

C’est pour cette raison que Sandy Beky, dirigeante de KyoSei Solutions Lab, a décidé de créer HeHop. Une application qui permet de capturer des fichiers audio, photo, vidéo, les enregistrer sur la blockchain et les sécuriser sur un serveur crypté. Citant les données reportées en 2018 par le Ministère de la Justice dans le rapport “Les condamnations”, elle rappelle que pour 100 victimes de viol enregistrées, moins de 7 infractions ont abouti à une condamnation. 

« Qui a peur de parler ?  Qui a peur des conséquences ? La peur n’est pas du côté de l’agresseur, qui bénéficie de cette culture de l’impunité »

Sandy Beky.

Pourtant, les condamnations représentent un frein efficace aux agresseurs. « Le taux de récidive des auteurs de violences sexuelles à 5 ans se situe entre 2% et 11%. » La Dr. Tiphaine Séguret, qui travaille auprès des agresseurs, appuie aussi le succès des soins psychiatriques sur les auteurs de violence sexuelle. Des soins souvent reçus sur décision de justice.

Un futur qui dépend de nous tous 

« 92 % des jeunes considèrent que le sexisme est un problème dans notre société. » Voilà d’autres chiffres rassurants, tirés de l’étude #MoiJeune citée plus haut. Nos leaders de demain semblent bien conscients des challenges qui les attendent. Et les solutions en place leur donnent les armes pour faire tomber l’impunité qui alimente la culture du sexisme et des violences sexuelles. Si les mentalités changent toujours trop lentement par rapport à la gravité du problème, il est important de célébrer les avancées. Rozenn Texier-Picard se dit « impressionnée qu’en seulement quelques années, autant d’établissements aient mis en place des dispositifs ». Mais il y a aussi « un cap entre le discours et la réalité sur le terrain », note-t-elle. Les écoles n’ont pas forcément pris conscience des moyens humains qui sont nécessaires. À l’Université de Tours, si des contacts pertinents sont donnés aux étudiants dans le cas de harcèlement sexuel, leur procédure interne redirige vers une page web inexistante

« L’évolution est claire : il y a une forte prise de conscience », conclut-elle cependant. Une avancée qu’il est nécessaire d’accompagner. Pour cela, il est primordial de mettre l’accent sur la formation : les étudiants doivent être familiarisés avec les notions de consentement, de respect d’autrui et de la sexualité. Selon Iris Maréchal, les étudiants « n’arrivent parfois même pas à reconnaître les violences qu’ils ont vécues ». Définir ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, sanctionner ce qui tombe dans la deuxième catégorie… Autant de clés qui permettront d’écrire l’épilogue des violences sexistes et sexuelles dans notre société. 

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Si vous vous trouvez dans une situation de violence sexiste ou sexuelle, vous pouvez obtenir de l’aide au numéro “Violences Femmes Info” 39 19 (lundi au samedi, 9h-19h, anonyme et ne figure pas sur les factures de téléphone), au numéro d’aide aux victimes 116 006 (7 jours/7, 9h-19h), ou auprès de l’association En Avant Toute(s). En cas d’urgence, contactez la police nationale au 17, ou au 114 par SMS, gratuitement. Vous pouvez aussi composer le 112, numéro d’urgence européen. En cas d’urgence médicale suite à des violences, faites appel au SAMU au numéro 15 ou aux pompiers en composant le 18.

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